Ils furent les premiers à entrer massivement dans l’insurrection, notamment pour l’indépendance, après la déportation de Toussaint Louverture en 1802, lorsque l’armée expéditionnaire de Napoléon, commandée par le général Leclerc, avait entrepris le désarmement des paysans. Ils avaient clairement senti que c’était le prélude au rétablissement de l’esclavage. Ils fournirent aussi à la révolution des chefs dotés d’une forte conscience ethnique et d’une volonté claire d’autonomie. On connaît la réponse de Macaya à Sonthonax en 1793.
Le commissaire civil français avait invité le chef Kongo à passer avec sa petite armée d’insurgés au service de la France révolutionnaire, contre l’envahisseur royaliste espagnol; il lui avait promis en échange la liberté, pour lui et ses hommes. Makaya repoussa l’offre, car il ne voulait pas, expliqua-t-il, avoir à combattre ses frères, qui étaient des deux côtés : J’ai trois rois, celui du Kongo qui est le roi de tous les noirs, celui de France qui est mon père, et celui d’Espagne qui est ma mère (Madiou 1847, II).
Aux Kongos, la direction de la lutte contre l’oppression coloniale ? Le roi du Kongo, roi de tous les Noirs/Africains. Cette prétention était-elle une manière de revendiquer la suprématie pour les sujets de ce roi a Saint-Domingue ?? Quoi qu’il en soit, on assista, au cours de la guerre d’indépendance, a une vive lutte pour le commandement suprême de la révolution entre Kongos-Bossales et Créoles. Sans-souci, Makaya, le plus influent des chefs insurges du Nord, fut le premier à se faire appeler general en chef.
Après lui, Lamour Derance, originaire du golfe de Guinée, auparavant chef de la société marronne indépendante du Morne La Selle, prit le titre de general en chef des departements de l’Ouest et du Sud ; il commandait, écrit l’historien Thomas Madiou, a des bandes d’Aradas, d’Ibos, de Haoussas, de Kongos, organisées sur une base ethnique.
Enfin Dessalines, ancien général de division créole, se proclama plus tard général en chef de l’armée independante, après que les officiers noirs et mulatres des troupes coloniales, jusque-là au service du corps expéditionnaire français, eussent rallie l’insurrection populaire generalisée. Selon lui, le commandement suprême lui revenait de droit. Les Kongos avec Makaya, de leur cote, ne voulaient pas reconnaître la suprématie des anciens généraux des troupes coloniales, qu’ils regardaient comme des traîtres a la cause des Noirs/Africains. Ces officiers créoles s’étaient soulevés après eux, après qu’ils les eussent pourchasses au nom de la France.
Kongo, une dénomination générique : Les Créoles gagnèrent enfin la bataille de la suprématie militaire et politique. Les chefs Noirs/Africains furent combattus sans merci. Les deux grands concurrents de Dessalines furent attirés dans des embuscades et liquidés. Sans-souci Makaya fut tué au cours d’une réunion proposée par Christophe, qui voulait, prétendait ce dernier, utiliser les lumières du chef Kongo pour l’organisation des bandes du Nord. Lamour Derance fut assassiné alors qu’il passait en revue, sur invitation, des troupes fidèles à Dessalines, qui avaient prétendu se placer sous l’autorité du commandant en chef Noirs/Africain. Sans-souci Makaya avait néanmoins fini par se soumettre au commandant en chef créole, mais Dessalines avait résolu, selon ses propres termes, de faire rendre le dernier soupir à la faction Kongo agonisante.
C’est dans ce contexte de traque des chefs africains que deux chefs Kongo du Nord, Gagnent et Jacques Tellier, en vinrent à persuader leurs partisans que les Noirs/Africains avaient intérêt à se soumettre aux Français plutôt qu’à Dessalines, qui avait juré leur extermination. Leur soumission à l’ennemi blanc eut pour conséquence de ramener le drapeau français dans les districts à dominante Kongo et d’entraver les mouvements des troupes fidèles à Dessalines au Nord. L’image du Kongo soumis et traître se forgea peut-être à cette époque dans les rangs de l’armée indigène, au niveau de son commandement créole. C’était de bonne guerre : les deux camps s’accusaient mutuellement de trahison, chacun ajoutant l’arme idéologique à sa panoplie militaire.
Il faut cependant noter que le terme péjoratif Kongo est une catégorie supra-ethnique, synonyme d’Africain ou de Bossale. C’est dans le contexte de la lutte pour la suprématie politique qu’apparut cette catégorie idéologique indifférenciée. Le mot Kongo, dans la bouche des chefs créoles, désignait alors, dans un sens péjoratif, les bandes d’insurgés nés en Afrique et commandés par des chefs africains indépendants de la direction créole de la Révolution.
Le Kongo est le Bossale ; inférieur au Nègre/Africain sur lequel le Créole avait, dans l’imaginaire colonial, un droit naturel de supériorité. Dans le contexte de la lutte entre chefs créoles et chefs africains pour la suprématie politique, l’image péjorative du Kongo servait à isoler politiquement les chefs africains des masses africaines qui étaient majoritaires dans la population esclave, mais comment expliquer la perpétuation de cette image dans la mémoire collective haïtienne ?? Quelle était sa fonction dans la société postcoloniale ??
Imposer les Lumières créoles à l’ignorance Noire/Africaine : La nouvelle Haïti indépendante issue de la Révolution de Saint-Domingue reproduisit la structure et les rapports sociaux de l’Ancien Régime colonial, ainsi que ses pratiques exclusives et oppressives. Une minorité de propriétaires et d’administrateurs devint les nouveaux maîtres du nouveau pays et le système de plantation fut préservé, les cultivateurs, attachés aux plantations, forcés de travailler, soumis à la discipline militaire, furent privés d’éducation et interdits de pratiquer leur culte vaudou.
Ces mesures eurent pour effet une triple exclusion économique, politique et culturelle de la majorité cultivatrice et l’instauration d’un État oligarchique militaire. Aux mesures de réasservissement et d’exclusion, le cultivateur répondit par le marronnage, comme autrefois sous le régime colonial. Il fuit la plantation et la plaine, et se réfugia dans les collines en quête d’indépendance et de liberté réelle. C’est ainsi que s’est constituée la paysannerie haïtienne durant la première moitié du XIXe siècle, plus ou moins autarcique (Blancpain 2003 ; Moral 1961). Aussi Madiou, le premier historien haïtien, a-t-il pu représenter la nouvelle Haïti de 1847 comme une société divisée entre deux catégories sociales distinctes sur le plan de la culture, sinon de la nature.
L’une, se présentant comme l’élite éduquée, composée principalement de Créoles et vivant en ville, se rangeait sous le drapeau de la civilisation européenne. L’autre, présentée comme la masse ignorante, composée principalement de travailleurs africains vivant à la campagne, serait restée sous l’empreinte des coutumes africaines (Madiou 1847, II : 157). Le cultivateur s’opposa aussi à d’autres formes de résistance à l’oppression. Durant les années 1840, les paysans du Sud se soulevèrent et réclamèrent des terres pour leurs jardins, des écoles pour leurs enfants et la fin de l’usure pratiquée par le commerce urbain. Pour combattre le danger redouté de l’anarchie, l’oligarchie a développé la théorie du pouvoir naturel de l’élite éclairée. Un autre historien haïtien de la même époque l’a formulée dans une déclaration frappante.
Les hommes instruits, éclairés, de toute nation doivent avoir la direction de ses affaires : ils forment la tête du corps social, les masses ne sont que les membres qui exécutent les déterminations de la volonté. Renversez cet ordre naturel, dicté par la raison, et il n’y aura qu’une confusion anarchique dans la société civile (Ardouin 1854, V : 60). C’est en vertu de cet ordre naturel, tel qu’Ardouin le justifiait, que Dessalines, Christophe et Pétion, les chefs créoles de la guerre d’indépendance, se crurent obligés de soumettre par la ruse et la force Lamour Derance à l’Ouest et les chefs de bande du Congo au Nord. Ces chefs africains répugnaient à reconnaître une supériorité quelconque, non seulement aux mulâtres, mais même aux noirs qui n’étaient pas nés comme eux en Afrique ; tout créole, à leurs yeux, était indigne de commander en chef.
Ils devaient (donc) se soumettre au joug que les lumières doivent toujours imposer à l’ignorance, dans son propre intérêt. Peut-être, concéda-t-il pour alléger la brutalité de son jugement, que sous un certain rapport, on doit excuser ces hommes ignorants parce que. Tandis qu’ils s’insurgeaient partout contre les Français, les chefs et les troupes coloniales leur servaient d’auxiliaires et les chassaient dans les bois, sans pouvoir comprendre leurs. motifs secrets. L’initiative de la résistance à l’oppression européenne leur étant due, il était naturel qu’ils eussent cette. prétention ambitieuse, mais il est évident que chacun d’eux, voulant l’organiser d’après les idées limitées qu’il tenait de la tribu africaine, à laquelle il appartenait dans son pays natal, ils n’auraient jamais réussi à s’entendre (60).
Fonction sociale de l’image péjorative du Kongo : Soulignons, en guise de conclusion, la fonction sociale de l’image péjorative du terme Kongo dans la société haïtienne postcoloniale. L’analyse révèle un Kongo complexe et contrasté, à la fois cédant en apparence à l’esclavage colonial et en réalité enclin au marronnage, entrant parmi les premiers dans la guerre d’indépendance et poussant, pour sa survie, à la veille de la victoire, du côté de l’ennemi colonialiste-esclavagiste. L’image postcoloniale du Kongo soumis et prêt à la trahison s’est produite sur la base de ces faits magnifiés en légendes par la raison politique.
Elle s’est construite pendant la guerre d’indépendance dans la dynamique de la lutte de pouvoir entre les différents groupes d’insurgés, pour le leadership de cette guerre. Reprise et cultivée par la suite, pour la suprématie politique de la minorité au pouvoir appelée élite éclairée, l’image du Kongo – de l’Africain, c’est-à-dire prêt à la soumission et à la trahison – a pu se perpétuer dans la nouvelle société haïtienne, où la majorité ouvrière d’origine Noire/Africaine était soumise à la domination de la minorité créole possédante et dirigeante.
Cette image péjorative a joué une fonction nécessaire, celle de contribuer à la légitimation du système oligarchique instauré au lendemain de l’indépendance d’Haïti, en le présentant comme un ordre naturel. Aujourd’hui, la fonction de justification et de légitimation de l’image péjorative du terme Kongo a perdu beaucoup de sa pertinence et de son efficacité. L’image survit cependant à sa fonction sociale, comme une légende incontrôlée d’un auteur anonyme (un Kongo imaginaire s’est superposé au Kongo réel).